Ciao Alain !
« Elle a jonché d'or et de jade ma
routine
Elle a jonché de sopalin des torrents de larmes
Mais l'ampleur m'a
fait me fissurer
Ode à la vie
Ode à la parodie
Ode à la poésie
Ode à
la vie
Ode à la vie... »
Alain Bashung, Ode à la
vie
La musique, disait-il, m'a donné la parole.
Et aussi : « Depuis le début, j'ai eu envie de donner la parole à ceux qui n'ont
pas une grande gueule. J'en fais partie. » Alain Bashung aimait les réservés,
ceux qui en tiennent pour la nuance. Son élégance nonchalante était bien plus
qu'une esthétique : une éthique dont, jusqu'au bout, il ne s'est pas départi.
Une génération après l'autre a fredonné ses titres impeccablement
ciselés, dont la poésie faisait corps avec la musique car le son, dans son
oeuvre, raconte autant que les mots. On l'a dit le plus sophistiqué des rockers
français. Il concevait le rock comme une incitation à s'affranchir des
structures qui emprisonnent,. Comme une invitation à explorer d'autres formes
musicales, métissées de blues, de jazz ou de country urbaine. Comme une façon
d'emmener son public vers d'autres rivages, au-delà des « lacs gelés » qu'un
jour, il avait juré d'enjamber (A perte de vue).
Son amie
Brigitte Fontaine l'appelait « le rigolo ténébreux ». Pour moi, il restera cet
équilibriste du style, audacieux et subtil, trop libre pour entrer dans une
case. Il nous avait d'ailleurs prévenus dans Retours : « Surtout ne me
colle pas d'étiquette, ça n'adhère pas, j'ai essayé ».
Il disait
concevoir ses albums à la manière d'un metteur en scène et ses chansons comme
autant de petites maisons s'inscrivant dans un paysage d'ensemble, avec un
rythme pour chaque phrase et un grain pour chaque texte. Ainsi, ajoutait-il,
« on ne se retrouve pas avec une chanson qui n'a rien à voir avec l'humanité de
l'autre. »
Bashung se moquait que certains qualifient de
professionnellement suicidaires des virages musicaux qui étaient sa manière
exigeante d'être fidèle à lui-même et la marque d'une méfiance toujours en
alerte contre « les idées resucées comme un chewing-gum usagé ». Il avait donné
à un précédent album le beau titre d'Imprudence, « le mot, disait-il,
de toute une vie », grâce auquel les portes s'ouvrent.
Parce qu'il
respectait son public, Alain Bashung estimait ne pas devoir dicter, asséner,
imposer une façon de voir et de ressentir. Il ne voulait pas « souligner en
rouge une interprétation et une seule » mais plutôt suggérer, laisser imaginer,
« raconter de biais » et, toujours, préserver plusieurs niveaux de lecture. Il
excellait à exprimer ces fêlures intimes que chacun porte en soi, les fragilités
enfouies et les rêves obstinés dont chaque vie est tissée.
Avec Bleu
Pétrole, il avait fait le choix de nous livrer un regard sur le monde qu'il
voulait « humblement politique » quoique toujours ennemi du premier degré. Dans
ce superbe album, son dernier, il confiait ses sentiments sur l'époque et les
questions qu'elle pose aux « résidents de la République ». Il revendiquait, pour
son titre, plusieurs sens possibles, l'ambivalence de ce pétrole à la fois
« sang dans les veines de la société », moteur d'innovations technologiques et
fauteur de pollutions, de conflits, de morts. Pétrole évocateur d'une geste
héroïque de l'industrialisation et vecteur de nos crises actuelles. Il avait
rappelé la mémoire de ces chanteurs qui se tenaient aux côtés des ouvriers en
lutte et des syndicats américains naissants, comme Woody Guthrie guitare au
poing face aux milices briseuses de grèves. « Je retiens, disait-il, la grandeur
de ces combats. »
Mais aujourd'hui, ajoutait-il, on ne sait plus très
bien avec quelles armes et contre qui lutter, car « l'ennemi semble invisible,
caché derrière des armées d'actionnaires ». Il n'en tirait aucune réponse
désabusée mais, au contraire, cette belle définition du rôle des artistes dans
leur société : montrer que les rêves peuvent percer le brouillard en donnant le
goût d'autres possibles.
Il y a tout juste un an, évoquant le propos
général de ce dernier album, il nous posait cette question : « Etes-vous
équipé, quasiment comme le serait un explorateur à la veille d'une aventure,
pour survivre dans l'avenir ? Disposez-vous du matériel, des sentiments, de la
force intérieure, des convictions nécessaires ? » Il ajoutait ceci, bien à sa
manière : « Moi, j'ai des doutes et j'ai envie de dire : réfléchissons-y
ensemble. » Il n'est plus là pour y penser avec nous et poser ses mots justes
sur les choses de la vie et les énigmes du temps qui vient. Mais ses chansons
magnifiques continueront de nous parler.
Jadis, Alain Bashung pensait
mourir jeune, aux alentours de 25 ans, et ne pouvoir arracher à ce bref trajet
qu'un petit lot d'expériences intenses et fortes. Il nous a, pour notre bonheur,
accompagnés plus longtemps sans que jamais s'érode, d'un album à l'autre, ce
pouvoir de surprendre, d'émouvoir, d'enchanter, d'une liberté encourageant la
nôtre. J'ai eu la chance de l'accueillir l'été dernier, aux Francofolies de La
Rochelle. Nous le savions gravement malade. Il fut, sur scène, d'une générosité
intacte. Car il était ainsi, Bashung : donnant sans peser, homme de tenue et de
retenue, de courage sans pathos, de lucidité sans cynisme.
Musicien,
auteur, interprète, comédien, il nous laisse ce qui constitue, pour moi, le fil
conducteur de son immense talent aux multiples facettes : une exceptionnelle
leçon d'humanité.
Ségolène Royal